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La main de Véronique Leroy

Focus


Je lui dis : vous ne faites plus de défilés. Ça fait quelques années déjà, vous avez apprivoisé le monde d’après. Elle me dit : oui, à un moment, j’ai trouvé le système dans lequel on est répétitif, enfermant… Infernal. Je lui dis que, on l’a tous vu, elle a cherché d’autres manières de montrer les vêtements, par exemple en nous invitant à voir un film commandité par elle, dans un cinéma. Elle dit que oui, que cette recherche d’une autre solution est le coeur du sujet. Elle dit que ça amène à réfléchir, au fait que, quoi qu’on fasse, à un moment il faut que le vêtement soit porté, habité. Elle dit que seul un être humain déclenche le désir du vêtement. Je lui dis que j’imagine le côté déconcertant, pour les autres, de sa manière de faire. Elle dit que oui, sans doute, elle dit que le système du défilé lui permet de communiquer de façon simple, de faire en sorte que les gens parlent de votre travail, qu’il a été longtemps l’aboutissement de tout, le coup de baguette magique qui donnait de la vie à des idées. Je lui dis que je me souviens de son premier défilé, au Slow Club. Elle dit ça fait sourire, rétrospectivement, que les journalistes n’avaient pas l’habitude de se déplacer dans Paris pour aller voir un défilé. Elle dit que c’était tellement bas de plafond, les filles devaient se pencher pour passer d’une pièce à l’autre. Elle dit qu’elle avait voulu des néons. Elle dit qu’elle savait déjà ce qu’elle voulait. Je lui dis que les vêtements étaient étranges. Séduisants, mais étranges. Un maillot de bain matelassé avec du fil doré. Elle dit que ses vêtements demandent à être apprivoisés, comme une chaussure que l’on doit « faire ». Elle dit que le défilé permettait au moins de se projeter dedans. Je lui dis que je me suis toujours demandé d’où venait son côté radical. Elle dit que ça vient pourtant du fait qu’elle se laisse bercer par une beauté ordinaire, des choses simples d’un milieu simple. Elle dit que ça vient d’un besoin de voir de la beauté là où on ne la voyait pas. Elle dit que ses femmes imaginaires, c’étaient des secrétaires de direction, la concierge qui se fait des choses aux crochet et veut que ce soit beau, des vêtements avec des couvre-lits de caravane. Je lui dis qu’elle n’aime pas les bourgeois. Elle me dit que je me trompe, elle n’a jamais eu aucun mépris de la bourgeoisie, qu’elle lui reconnait le goût sûr qui d’ailleurs fait que cette couche sociale peut se payer le luxe de ne presque pas acheter de mode car elle a un instinct pour choisir des choses qui vont résister au temps même si elles sont modernes. Je lui dis que je la vois, toute jeune, chinant en Belgique. Elle dit que c’est bien vu, qu’elle s’achetait des pièces singulières mais toujours de bonne qualité. Elle dit « Je l’ai toujours », en parlant de l’une d’elle. Elle dit qu’elle la met dans le placard, l’oublie, et puis la ressort. Je lui dis que son talent a été immédiatement reconnu. Elle dit qu’elle a eu le respect de mes pairs et un respect médiatique, parce qu’elle était, la nouvelle, mais elle dit que c’est pas pour ça qu’elle a fait ce métier. Elle dit qu’elle a continué à faire ce métier, à dessiner des robes. Elle dit : ce qui me satisfait, c’est de faire. Je dis que le succès aide. Elle dit que oui mais que pas tant que ça, au fond. Elle dit que ce qui compte, c’est la fidélité, et l’honnêté. Elle dit : J’ai de si fidèles clients. Elle dit qu’il faut se battre et qu’on ne se bat pas pour le succès mais pour des clients. Elle dit que la Covid 19 ajoute une immense difficulté, en plus de toutes les autres : on ne peut plus toucher les tissus dans lesquels on va fabriquer. Elle dit que, fort heureusement, elle a depuis longtemps les matières « sous les doigts », le Harris tweed, le seersucker. Elle dit que ceux qui n’ont pas les choses en eux doivent être bien perdus. Elle repart, sous la pluie, silhouette adorée, décidée, intègre.

Sophie Fontanel