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Frédéric Sanchez : "J'aime créer des sons qui font réfléchir, qui provoquent quelque chose d'extrême."

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Illustrateur sonore, Frédéric Sanchez a trouvé dans la mode son propre terrain d’expression. Depuis ses débuts avec Martin Margiela, il a construit de longues histoires avec de nombreuses Maisons - dont Hermès, Comme des Garçons, Duran Lantink, Prada et Miu Miu pour n’en citer qu’une poignée - et crée chaque saison des compositions uniques pour des défilés pensés comme des performances globales. En parallèle, il poursuit sa propre exploration artistique, animé depuis toujours par "une urgence de faire".

Des dizaines de câbles recouvrent son bureau et des vinyles sur les étagères côtoient des livres d'art, de mode, de musique évidemment. C’est dans son studio parisien que Frédéric Sanchez raconte son parcours avec calme et sourires, et poésie. Une poésie qui explique probablement les collaborations de parfois plusieurs décennies qu'il a construites avec les créateurs de mode, parce qu'ils partagent une sensibilité commune. Chacun son matériau de prédilection, eux le textile et lui le son. "J'ai très vite considéré que ce que je fais n'a rien à voir avec l'idée de faire de la musique, ou le DJ-ing. C’est autre chose, je colle des images. Et lorsqu'un jour on m'a demandé quel était mon métier, le nom 'illustrateur sonore' m'est venu." Un métier qu'il s'est construit en se laissant guider par une passion instinctive, puis viscérale, pour le son et la musique. La mode viendra ensuite. En toile de fond de son enfance parisienne, la radio espagnole résonnait dans le salon familial. "Ça m'est resté, l'idée d'être à Paris avec un son d'ailleurs, et d'être, grâce au son, dans plusieurs endroits différents." Lorsque sa sœur ramène à la maison un vinyle des Beatles, la fascination est immédiate. "Je ne comprenais pas l’anglais et je m'étais imaginé Abbey Road comme une femme incroyable, ce genre de choses qu’on peut se raconter quand on a sept ans. J’ai eu une sorte de révélation." Une passion pour la musique s’enflamme alors et il se plonge dans ses premières références : "J'étais fasciné par les pochettes d'album de Roxy Music, de King Crimson ou du groupe Wire. Je trouvais ça extrêmement sophistiqué et ça m'a beaucoup inspiré. Et ça m’a amené à l’opéra, et à la musique contemporaine. Mon terrain de jeu, c'était la FNAC Montparnasse. Tout mon argent de poche y passait."

 

 

"Je me suis très vite rendu compte qu'il fallait que j'arrête mes études. Je ressentais une urgence à faire, très vite."

 

 

Frédéric Sanchez grandit dans un bouillonnement culturel où les disciplines artistiques se mélangent. "La danse, la musique, la vidéo, ça m'a énormément nourri. Et la mode fonctionnait avec ça." Au début des années 1980, Jack Lang est ministre de la Culture et la danse est mise au centre de la politique culturelle française. Parmi les compagnies émergentes, il découvre notamment celle de Régine Chopinot qui collaborait avec Jean Paul Gaultier pour ses costumes. "Et en Angleterre, Michael Clarke travaille avec la marque BodyMap.", se souvient-il. Sur les conseils avisés d'un proche, il se dirige vers les métiers d'attachés de presse, et se met à contacter le tout Paris. Il débute au Théâtre du Châtelet, avant de rejoindre le bureau de presse de Béatrice Keller, qui travaillait notamment avec la Maison Nina Ricci, puis celui de Michèle Montagne, figure centrale de la mode parisienne à l'époque. Sous son aile, il assiste pour la première fois à un défilé de mode, le 19 octobre 1985 : le premier défilé masculin de Jean Paul Gaultier intitulé ‘Et Dieu créa l’Homme’. "La musique était incroyable. Je me souviens très bien de la chanteuse Sapho avec le bassiste Mick Karn d'un groupe qui s'appelait Japan. C'est ce que j'écoutais à ce moment-là, je les avais reconnus tout de suite." Grâce à Michèle Montagne, il rencontre la créatrice Martine Sitbon et son collaborateur, le styliste Marc Ascoli. Sitbon venait de lancer sa Maison en 1986, avant d’être nommée directrice de la création chez Chloé en 1988. "Un jour, elle a appelé car elle avait un problème avec la musique de son défilé. Michèle lui a proposé que j'aille la voir en expliquant que je m'y connaissais très bien." On lui présente la collection, les inspirations, et les sons lui viennent spontanément : "Love and the Rockets, Hermine Demoriane, de la musique classique. Elle a adoré."  Une première expérience décisive qui pose les prémices de sa future carrière.

 

Il quitte rapidement le monde des bureaux de presse pour accompagner un ami à monter l’agence de mannequins Java. "J'y ai compris l'importance des métiers de l'image." C’est par l’intermédiaire d’Agathe Bertrand, mannequin phare de l’agence, qu’il est présenté à Martin Margiela, alors assistant de Jean Paul Gaultier. "Il allait lancer sa Maison quand Agathe m’a appelé. Elle m'a dit qu'on pourrait faire quelque chose ensemble." Dès leur rencontre, il ressent un lien fort : "Il y avait un langage créatif que je comprenais : Andy Warhol, les Velvet Underground, la mémoire des vêtements, l'esthétique du détruit. C'était très excitant. Ça m'a parlé." Margiela, pionnier de l’upcycling, et Sanchez, adepte des collages sonores, partagent la même approche : assembler, transformer, réinventer des fragments existants pour créer du neuf. "J'ai acheté un magnétophone à bandes et j'ai tout de suite utilisé cette méthode pour créer mon histoire." Le premier défilé de Martin Margiela a lieu au Café de la Gare à Paris, le 23 octobre 1988. Pour les deux jeunes créatifs, c’est le début de carrières formidables.

 

 

"Ce qui m'intéresse, c'est la collaboration, le dialogue avec les créateurs. J'ai construit de longues histoires."

 

 

 "Si je travaille pour Dior, c’est avec Jonathan Anderson. J'aime échanger directement avec les créateurs pour avoir la vision globale du défilé." Chaque rencontre devient l’occasion d’un dialogue qui se prolonge, parfois pendant des décennies. Dès ses débuts, il travaille ainsi avec Jil Sander grâce à Marc Ascoli, et avec Balmain avec le directeur artistique de l'époque pour la mode masculine, "le formidable Bernard Sanz". Il accompagne également Jean-Charles de Castelbajac pour trois saisons. "Il m'avait contacté et le travail de la musique a débordé sur d'autres choses, sur les castings, les décors, la lumière." Ces premières expériences lui permettent de définir sa propre méthode : comprendre l’univers de chaque créateur, appréhender l’espace et la diffusion du son, et construire une narration unique pour chaque collection. "Je demande toujours où sont situées les enceintes dans la salle, j'aime le son enveloppant", confie-t-il en souriant. Il suit Martin Margiela lorsqu’il entre chez Hermès en 1997, poursuit avec Jean Paul Gaultier qui prend les rênes des collections féminines de la Maison de 2003 à 2010, et collabore aujourd’hui avec Nadège Vanhee-Cybulski, en poste depuis 2014. 

 

En 1994, sa curiosité le propulse à New York, toujours en quête de nouvelles voix créatives. "Je voulais absolument travailler pour Calvin Klein, c'était mon obsession. Son univers un peu subversif, très minimal, très américain, qui m'évoque Robert Mapplethorpe, Philip Glass, Steve Reich… " Son panthéon lui vient spontanément, un référentiel de talents et d’œuvres que l’on pourrait presque imaginer graviter autour de lui. À peine débarqué, il rencontre Marc Jacobs et Anna Sui et travaillent avec eux dès sa première saison à New York. Il commence à collaborer avec Calvin Klein la saison suivante et se retrouve même à composer la musique du premier défilé Miu Miu à New York en 1995. Frédéric Sanchez y constate à quel point la mode et la musique sont des univers entremêlés : "Marc Jacobs est proche de Kim Gordon de Sonic Youth, et aux premiers rangs des défilés d'Anna Sui, j’ai vu pendant des années toute l'avant-garde musicale. J'ai travaillé plus de vingt ans pour chacun. Et toujours avec mon magnétophone à bandes, à faire mes collages !"

 

 

"J'aime faire des choses qui font réfléchir, qui créent des émotions. Je cherche à provoquer quelque chose d'extrême."

 

 

"Chez Prada, il y a eu plusieurs fois où des gens partaient du défilé. Je ne parle pas forcément de la musique mais de l’ensemble. C'est un peu gênant de ne parler que de la musique. C'est dans la globalité que ça devient intéressant, et que ça prend un sens." Les grandes Maisons, et les jeunes talents : Frédéric Sanchez peut travailler avec Jonathan Anderson le matin, et s'émerveiller du travail d’un talent encore inconnu l’après-midi. "J’avais vu la deuxième collection de Craig Green et j’avais adoré, donc je l’ai contacté. Aujourd’hui, ça fait sept ans qu’on travaille ensemble." Des rencontres en coups de cœurs et un processus de travail qui prend du temps. "J'aime passer du temps sur chaque projet, de commencer en amont pour construire une réflexion. Ça ne doit surtout pas devenir trop mécanique." 

Au-delà des défilés, les Maisons lui confient également la conception des univers sonores de leurs boutiques. "On fait ça pour Ferrari, pour Givenchy… Pour Miu Miu, par exemple, on prépare des playlists qui font 12 heures. C'est très complexe comme travail. La playlist ne peut pas être la même à Paris et au Moyen-Orient." Depuis dix ans, il développe également la composition musicale, créant de toutes pièces des univers sonores complets pour certaines Maisons telles que Ferrari, Wooyoungmi ou Toteme.

 

 

"Mon travail avec la mode avait quelque chose de totalement éphémère. Une apparition-disparition. Et à un moment, ça m'a un peu pesé. Quand internet est arrivé, j'ai vu tout mon travail revenir, comme un boomerang, et j'ai détesté ça. Je trouvais ça bizarre."

 

 

Créer du sur-mesure pour chaque collection - "c'est presque de la Haute Couture" - puis passer à autre chose : se reconfronter à son travail passé peut être désagréable lorsqu'on ne crée que dans l'instant présent. "On m'a beaucoup poussé à développer mon travail personnel et j'ai eu besoin de faire des choses à côté, qui ne soient pas une commande mais un travail plus libre." Comme tout artiste, il explore sans cesse les possibilités de son matériau de prédilection. "C'est comme si je faisais de la peinture sauf que je fais ça avec du son." Lorsque le Louvre ouvre pour la première fois ses portes à l'art contemporain avec l'exposition Contrepoint en 2004 grâce à « la formidable commissaire Marie-Laure Bernadac », il y présente 'La Salamandre', installation sonore. "C'était une œuvre sur la rumeur et la religion. Des acteurs y lisaient des lettres de l'humaniste Étienne Dolet à François Ier. Je réfléchissais beaucoup à l'idée du déplacement du son et son fonctionnement avec les gens en mouvement." Il développe même des collaborations, en parallèle des créateurs de mode, avec des artistes plasticiens, comme Louise Bourgeois avec l'œuvre "C'est le murmure de l'eau qui chante" en 2003. "J'ai aussi beaucoup travaillé avec Bettina Rheims, notamment pour un projet autour de la transidentité. Elle avait photographié des personnes transgenres et il y avait ces voix qui muent. Dès qu'elle photographiait quelqu'un, je faisais une installation sonore qui fonctionnait avec les photos."

 

Inarrêtable, il s’aventure même dans le cinéma et supervise la musique de trois longs métrages, "Le Secret" réalisé par Virginie Wagon, "Intimité" réalisé par Patrice Chéreau (vainqueur du Lion D'or du Festival du film de Berlin) et "La Femme de l'anarchiste" réalisé par Peter Sehr et Marie Noëlle. La mode reste cependant son territoire. "Je n 'ai pas trouvé exactement la personne, comme j’avais trouvé avec Martin Margiela, avec qui je pouvais commencer une collaboration." Au cinéma, les méthodes, les temporalités, les échanges ne sont pas les mêmes. "Dans mon expérience, il n’y avait pas l’aspect laboratoire, et c’est aussi ça qui m’intéresse. La mode, lorsqu’on est au cœur de la préparation d’un défilé, c’est bouillonnant. Je garde toujours cette urgence, mon urgence de faire, très vite."

 

 

 

Reuben Attia