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Nikita Vlassenko – Figure du style

Interviews, Inspirations

Le crâne rasé et tatoué, des lunettes fumées, drapé de noir de la tête aux pieds, et un grand sourire. Nikita Vlassenko, styliste indépendant, cultive son uniforme et ceux des autres, et prône la mode comme moyen de pulvériser les normes de représentation.

© Tsuvasa Saïkusa / @tsuvasasaikusa

Un styliste compose et concrétise une vision créative. Un métier de l’ombre, ce qui correspond plutôt bien de prime abord à Nikita Vlassenko, tout de noir vêtu, sans qu’il ne se fonde dans la masse un seul instant. Né en Ukraine, Nikita grandit à Francfort puis pose ses valises à Paris, à 18 ans. « Je savais que je devais venir à Paris », confie ce passionné de mode depuis l’enfance. Il passe simultanément les concours des Beaux-Arts et de l’ESSEC, première preuve du haut degré d’inclassabilité du créatif. « J’ai choisi l’ESSEC. J’avais besoin d’un cadre. J’y ai appris à me présenter, à vendre un projet. » Est-ce qu’un parcours académique permet d’apprendre un métier de sensibilité ? Ce sont surtout ses expériences professionnelles qui lui permettent de confronter sa vision aux impératifs du secteur. Il fait ses gammes chez BETC, VTMNTS, Ritual Projects, et explore les différents corps de métiers autour de la création : « J’ai beaucoup appris sur ce que j’aimais et ce que je ne souhaitais pas faire ». Il rejoint ensuite les bancs de l’Institut Français de la Mode et travaille en parallèle chez Antidote Magazine. « C’est là que j’ai réalisé que je voulais devenir styliste. ». Il bouillonne, le chemin s’ouvre. Il co-fonde même un concept store, l’Insane. Entre les pièces signées Mugler, Helmut Lang, Palomo Spain ; petit à petit, l’oiseau fait son réseau. En novembre 2021, tout démarre : Nikita se lance en indépendant. « J’avais déjà rencontré beaucoup de monde et j’étais très soutenu » reconnait-il. Ses premiers pas en cavalier seul sont retentissants : « En trois mois, j’ai fait un éditorial pour Têtu avec deux hommes en ensemble Miu Miu, j’ai habillé Léna Situations pour le Met Gala, et j’ai commencé mon premier projet avec Bilal Hassani. » 

« Il faut apprendre à faire confiance en ce qu’on ne connait pas. »  

Lorsque Nikita et Bilal se rencontrent début 2022 par l’entremise d’un proche, le styliste sait d’emblée ce qu’il souhaite construire : « c’est un personnage clivant en France avec un univers mode à créer. ». Le chanteur, qui a représenté la France à l’Eurovision en 2019, dépoussiérait alors les normes de représentation de l’univers médiatique français, mais n’avait pas encore acquis le statut d’icône mode qu’il détient désormais. Pour introduire « le nouveau Bilal, le personnage mode », il fallait donc repartir d’une toile blanche, d’une toile de lin brut pour être précis. La référence est immédiate pour Nikita : la collection printemps-été 1997 de Martin Margiela. Fin mai 2022, Bilal Hassani apparait au Festival de Cannes dans un buste de mannequin Stockman évidé. Un support de Couture, où peuvent se projeter les imaginaires, l’infinité de la création textile, comme un écho à l’intelligence de la main, au savoir-faire ancestral et à sa transmission. En somme, l’histoire de la Couture encapsulée dans un vêtement. Et particulièrement difficile à dégotter pour un styliste, mais Nikita est déterminé, « Je savais qu’il fallait absolument cette pièce ».

Dès lors, le styliste pioche parmi les créations de Maisons prestigieuses comme émergentes pour réinventer sans cesse l’univers mode de Bilal Hassani. Des premiers Pleats Please d’Issey Miyake à Jean Paul Gaultier, Alain Paul, Alaïa, Avellano, Comme des Garçons, Valentino Couture, Nikita façonne l’image du chanteur avec des pièces méticuleusement choisies, rares et fortes.  « Bilal Hassani est la personne la plus professionnelle que je connaisse. La seule fois où il m’en a voulu, c’est quand je l’ai fait porter un faux crâne avec une robe Iris Van Herpen », se souvient-il en souriant. Et les moments de mode s’enchainent, « En regardant tous les looks, je me dis que j’ai travaillé sans m’en rendre compte. » C’est l’essence même d’une vocation, lorsqu’un travail devient ludique, exploratoire, instinctif. En octobre 2023, Bilal Hassani rejoint le jury Mode du Festival de Hyères, présidé cette année par Charles de Vilmorin. Nikita prépare « 18 tenues en trois jours ! » Chanel, Julien Dossena, Romain Kremer, Marine Serre, Sébastien Meunier… Nikita et Bilal « rendent hommage à celles et ceux qui ont marqué ce concours, et à son histoire ». 

« La culture mode d’un styliste doit être encyclopédique. »

La mode va bien au-delà de la superposition de simples vêtements, c'est un pilier central de notre identité. C'est un moyen puissant de s'exprimer, de se présenter au monde, et de revendiquer qui nous sommes. « Si tu veux combattre quelque chose, tu y vas à fond, et ça devient une norme. » assène Nikita, évoquant Mary Quant et sa révolutionnaire mini-jupe des années 1960. Avec Bilal, ils créent ensemble de nouvelles images de mode qui enrichissent nos imaginaires et repoussent encore les frontières des normes de représentation. De son cabas, noir évidemment, dépasse le best-seller, que dis-je la bible, « Gods and Kings » (2015) de Dana Thomas, consacré aux titans Alexander McQueen et John Galliano. « Je l’ai déjà lu plusieurs fois, mais c’est incroyable. La culture mode d’un styliste doit être encyclopédique, j’ai besoin d’avoir les looks qui défilent dans ma tête pour travailler ». 

Nikita travaille également avec l’auteur-compositeur-interprète Eddy de Pretto, et c’est une approche différente. « Eddy s’exprime à travers ses chansons ». Le travail de la mode doit donc faire « se rencontrer efficacement son identité propre à son univers. Avec Bilal, c’est une création d’univers. », nuance-t-il.  Il ne s’agit pas d’inscrire les artistes dans un système de tendances mais de penser des personnages sur le long terme, « J’évite de trop suivre tout ce qui se passe, sinon on s’y perd. Ce qui m’intéresse, c’est la viralité de certaines pièces. »

« Je sais m’effacer au bon moment. »

A 13 ans, un été, Nikita rencontre Karl Lagerfeld à Saint Tropez, où il passe des vacances en famille. « On s’est adressé quelques mots, quelques minutes, et ça a changé ma vie. » A cet âge, il est parfois difficile de se faire accepter par ses camarades, lorsqu’on est un peu différent ; les parcours scolaires parfois cabossés des jeunes créatifs effervescents. Mais lorsque le Kaiser vous accorde de son temps, s’il vous donne de la valeur, alors il n’y plus la moindre raison de laisser la haine gagner. Nikita s’inspire humblement de cette idée d’uniforme, et s’est construit une identité visuelle immédiatement reconnaissable. « Tout est calculé », affirme-t-il en remontant ses lunettes fumées, recouvert de noir de pied en cap. Aujourd’hui, les fans de ceux qu’il habille le reconnaissent mais Nikita précise : « Je sais m’effacer au bon moment. « Je ne veux pas être visible juste pour être reconnu. Je tiens juste à la reconnaissance de mon travail, par les gens que je respecte. ». 

Aux défilés et aux présentations, aux divers évènements en marge de la Paris Fashion Week, à la Villa Noailles, Nikita Vlassenko est toujours entouré de ses proches. De ces enfants créatifs qui détonnent et qui s’aimantent, comme si les passionnés d’un même sujet finissaient toujours par se retrouver et reformer une bande d’amis dans la cour de récré, la grande désormais. 

© Tsuvasa Saïkusa / @tsuvasasaikusa