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Adeline André : "Il n'y a que le tissu et le corps en mouvement. C'est une symbiose."

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Le style d'Adeline André a traversé les revirements incessants des tendances éphémeres, depuis le lancement de sa Maison en 1981. Sacrée "Mother of Minimalism" par le New York Times en 1993, la créatrice reste portée par une quête humble et obstinée de la justesse des coupes et des tombés. Elle présente aujourd'hui sa collection Automne-Hiver 2025/2026, l’occasion de revenir sur un parcours singulier, motivé par une passion innée pour le mouvement et l'épure.

Adeline André explore l'élégance dans la simplicité, dans un dépouillement qui demande bien plus de rigueur que n’importe quelle surenchère. Cette exigence s’enracine dans un parcours marqué par une curiosité insatiable et un regard ouvert sur le monde. Née à Bangui en Afrique Equatoriale, Adeline André grandit à Paris avant de s'envoler pour Londres pour poursuivre son rêve de devenir photographe de mode. "Les années 65 à Londres, c'était une période très amusante, très enthousiasmante. La mode, la musique, il y avait une effervescence incroyable." se souvient-elle. De retour à Paris, elle s’inscrit à l’Ecole de la Chambre Syndicale de la Couture Parisienne, "une école très classique", et entre directement en deuxième année "parce que je faisais déjà des vêtements moi-même et j'avais pris des cours de dessin à Londres". En parallèle, elle suit les cours de dessins donnés par Salvador Dalí au Meurice. "J'ai complètement compris que dans chaque vêtement que je peux dessiner, il y aura un corps en volume, qui bouge. Ça s'est ancré." Sa carrière débute par la grande porte, lorsqu'elle entre en 1970 chez Christian Dior en tant qu'assistante de Marc Bohan, directeur artistique de 1961 à 1989. Ce dernier a révolutionné la Maison en les lignes de prêt-à-porter féminin "Miss Dior", enfant "Baby Dior" et masculin "Dior Monsieur ". "Je dois dire que la haute couture, c'était très vieux jeu à l'époque et le prêt-à-porter était très porteur. Mais je ne voyais pas les choses comme ça. J'étais contente de travailler et de découvrir cet univers."

Elle y découvre la hiérarchie des ateliers de Haute Couture et assiste à tous les essayages. "Il y avait encore huit ateliers de Haute Couture, du plus Tailleur au plus Flou, et les personnes ressemblaient à leur travail. À l'atelier Manteau, c'était un grand homme, très carré. À l'atelier de Manteau Flou, c'était un homme qui arc-boutait complètement. Ça m'a beaucoup marqué." Elle rencontre les merveilles de la technique si minutieuse qu'elle disparait, comme avec cette robe en mousseline de l’atelier Flou qu'elle aperçoit lors d'un essayage. "La robe est passée devant moi et c'était de la fumée. J'ai vu de la fumée. C'est un effet que l'on peut facilement obtenir en photo, mais en couture… Ils m'ont expliqué avoir utilisé sept épaisseurs de tissu, du bleu-nuit au chair." 

Elle découvre ensuite les bureaux de style, les cahiers de tendances, et assiste aussi Jean-Charles de Castelbajac. "On s'était rencontré par hasard, aux Halles. Tout le monde se croisait. La mode était un tout petit milieu, c'était une période assez fantastique. Parfois, dans le ELLE, je lisais le nom d'une personne dont j'aimais le travail et je téléphonais."

"C'était naturel pour moi de savoir quel type de vêtements je voulais faire, ce que je voulais profondément montrer et apporter à la mode, sans que ce soit prétentieux. Je voulais apporter quelque chose."

En 1981, aux côtés d'István Dohar qui l'accompagne et la soutient toujours, ils montent la société Adeline André. Elle signe dans la foulée une pièce qui reste une de ses grandes signatures, le vêtement à trois emmanchures. "Ça m'est venue en m'endormant, l'idée de s'enrouler, ça m'a intéressé et j’en ai vu les développements." Résolument tournée vers le prêt-à-porter à ses débuts, elle dessine des vêtements qui peuvent se réaliser rapidement. "C'est vraiment une question de coupe, avec un montage très simple. On s'enroule dedans, c'est ergonomique. Il n'y a pas d'accessoires, de boutons, de fermeture. Et j'ai toujours voulu travailler avec des tissus naturels, de belle qualité." Des modèles de vêtements à trois emmanchures sont notamment présentés dans des collections de musées dont le Musée de la Mode et des Arts Décoratifs et le Palais Galliera à Paris, le Musée du Fashion Institute of Technology à New York, le Museu do Design e da Moda (MUDE) à Lisbonne. 

Dès ses premières collections, son style est clairement défini. En plein règne du padding et du stretch, Adeline André propose ses silhouettes longilignes aux épaules effacées, dans des matières naturelles et fluides. "Il n'y a jamais d'entoilage, jamais d'épaulettes, de paddings, de corsets. Il y a le moins de coutures possibles, sans doublure classique parce que le vêtement doit être aussi beau à l'intérieur qu'à l'extérieur. J'ai toujours suivi cela. Il n'y a quel le tissu et le corps. C'est une symbiose." Elle conçoit ses créations sur des corps en mouvement, comme la robe pantalon tourné, "De côté, on dirait un pantalon et lorsqu'on marche, ça tourne. Le mouvement fait le vêtement." Elle s'accroche au prêt-à-porter mais se retrouve happée par la Couture, le sur-mesure, presque malgré elle. "On essayait toujours de faire du prêt-à-porter, mais nous n'avions pas la structure financière et commerciale. On ne s'en sortait jamais avec les commandes des boutiques." Les années suivantes elle se consacre exclusivement à sa clientèle particulière. Elle fait la rencontre de Simone Bodin, mannequin connue sous le surnom "Bettina" que lui avait trouvé le couturier Jacques Fath. "Bettina m'a commandé beaucoup de vêtements et m'a amené des clients. J'ai commencé le sur-mesure tout naturellement." Elle réalise de nouvelles créations sur mesure qu'elle dévoile au cours de ses 'réunions Topofwear' - "Istvan avait trouvé ce nom en référence au réunions tupperware" sourit-elle - dans des galeries, ateliers ou salons de ses amis à Paris, Londres et New York.  En 1993, la journaliste américaine Amy Spindler sacre Adeline André "Mother of Minimalism" dans le New York Times, reconnaissant dès cette époque sa constance et son abilité à magnifier l'essentiel. « J'ai apprécié car à l'époque, ce terme n'était utilisé que dans l'art, pas pour la mode."

Elle entre au Calendrier Officiel de la Semaine de la Haute Couture en 1997 et décroche l'appellation protégée "Haute Couture" en 2005. "D'un coup, beaucoup de journalistes me téléphonaient. La notoriété ne m'intéressait pas. Je voulais travailler et gagner ma vie, ce n'est pas plus compliqué."

"Mes clientes et clients sont des architectes, des artistes, des gens qui travaillent. Je fais des choses simples. J'adore dessiner et quelques fois, je me mets à experimenter. Puis je reviens dans ma ligne."

Pour cette collection Automne-Hiver 2025/2026, Adeline André présente ce qu'elle sait faire de mieux mais elle y glisse une création tout à fait singulière. "Je vais présenter un modèle particulier que j'ai appelé le manteau Poiret." Elle se souvient d'une vente aux enchères de 2005 dédiée à la garde-robe de Denise Poiret, épouse et muse du couturier reconnu pour avoir décorseté les femmes au début du siècle dernier. Parmi les pièces en vente, se trouvait un manteau que Drouot décrivait à l'époque comme "un manteau d’automobile de 1914 en épaisse toile de lin et soie ivoire, tissée par Rodier façon jute et tissée sur le buste de rayures bleu indigo terminées en chevron." Emporté à 131 648 €, il s’agit d’un record mondial pour un vêtement de couturier du début du XXème siècle. "J'étais fascinée par ce manteau. Paul Poiret allait beaucoup au Maroc et avait acheté à un paysan une couverture très brûte, un peu rêche, qui n 'était pas teinte. Il en a fait un manteau avec un col kimono et les manches partaient en l'air." Elle en propose d'abord une relecture dans un tissu jaune curcuma, qu'elle nomme "Le manteau Poiret", sans savoir ce qui l'attendait. "L'année dernière, Marie-Sophie Carron de la Carrière, conservatrice du Musée des Arts Décoratifs, est venue à l'atelier. Je lui ai raconté l’histoire et le musée m'a acheté le manteau que j'avais reproduit, pour l'exposer." L'exposition "Paul Poiret - La mode est une fête", se tient jusqu'au 11 janvier 2026, si l'on souhaite découvrir le travail du couturier qui a inventé la haute couture moderne… Et admirer la création-hommage d'Adeline André. 

"Pour cette nouvelle collection, j'ai refait ce manteau Poiret en cachemire bleu-nuit. Je fais une très grande recherche de tissus et j'en fait teindre beaucoup. Au Japon, ils ont gardé des anciennes petites usines. On peut par exemple trouver un chirimen de soie, de la pure soie très crêpée et qui ne se froisse pas du tout", explique-t-elle en étirant délicatement un échantillon. Ses tissus proviennent aussi d'Italie, où elle trouve notamment "des gammes de georgette avec énormément de couleurs. Et d'autres matières qu'on ne peut pas teindre. Par exemple, l'organza, si on le mouille, il devient comme de la mousseline. C'est impossible à teindre. Le satin cuir non plus, c'est trop épais." Chaque matière, son origine, sa personnalité, ses réactions.

Adeline André crée et présente sa collection à La Ruche, où se situe son atelier. Une célèbre cité d’artistes parisienne qui a accueilli des talents comme Chagall, Modigliani ou Léger. Fondée en 1902 par le sculpteur Alfred Boucher, La Ruche doit son nom à la métaphore des "abeilles" que Boucher employait pour désigner ses jeunes artistes protégés. "Il y a une salle d'exposition et les artistes peuvent la réserver. Comme pour mon défilé précédent, j'ai décidé d'exposer des modèles un peu anciens." L'exposition est accessible jusqu'au 14 juillet.

"La danse, c'est le mouvement amplifié et je rêvais de dessiner des costumes."

En parallèle de ses collections Haute Couture, elle crée des costumes pour des pièces de théâtre, des opéras. En 2017, elle signe les costumes de la performance "Set and reset/reset" de la Choregraphe américaine Trisha Brown à l'Opéra de Lyon. En 2022, elle travaille avec le chorégraphe et scénographe Angelin Preljocaj. "Il m'a envoyé le synopsis et j'ai fait beaucoup, beaucoup de dessins. Ce qui n'est pas grave, parce que j'adore dessiner. Il changeait beaucoup d'avis et à la répétition générale, il avait supprimé toutes les robes pantalon-tourné. Je lui ai dit que le ballet était très beau mais j'étais triste qu'il ait supprimé les robes. Il m'a répondu qu'il les remettait parce qu'il pensait à moi et pour me faire plaisir." La photo a fait l 'affiche du ballet et les robes ont récolté beaucoup de compliments. "Pour la danse, le ballet, c'est formidable de voir ces robes sur scène parce qu'il y a les lumières, le mouvement. 

Elle rencontre en 2011, grâce à Brigitte Lefèvre, Alexei Ratmansky, basé à New York, qui lui propose de dessiner les costumes de « Psyché » pour l’Opéra de Paris. "J'apprécie travailler avec lui parce que c'est facile, il est d’une profonde gentillesse. Il a beaucoup de goût pour les couleurs et un oeil formidable." 

Elle dessine ensuite les costumes pour « Symphonic Danses », puis pour le ballet « Pictures at an Exhibition », musique de Mussorgski, qui a débuté à New York puis est passée à Munich, à Vienne, à Seattle, Miami.. qui va passer à Londres. « Alexei et m'a demandé de m'inspirer de Wassily Kandinsky pour les costumes. C'était très amusant. Istvan a choisi des petits motifs que j'ai place sur les costumes. Les motifs bougeaient avec les danseurs."

La mode et même la céramique : Adeline André aime créer du beau durable. En 2013, elle rencontre René-Jacques Mayer, alors Directeur de la creation et de la production de la Cité de la céramique - Sèvres et Limoges – aujourd'hui Directeur Général. "Je lui ai dit que j'aimerais bien faire quelque chose. Et j'ai pensé à un service de table, parce que je pensais qu'à notre époque, beaucoup de gens changent de façon de se nourrir, de se mettre à table. Je trouvais qu'on était moins dans l'assiette à salade, l'assiette principale, l'assiette à dessert et dans des formes différentes, que j'ai exagéré." Le tout prend alors la forme d'un ensemble de coupelles de tailles et de couleurs variables et harmonieuses, autour d'une assiette centrale. "D'abord géométrique, et ensuite, un peu fou, aquatique. Istvan a trouvé le nom de ce service : Archipel." Adeline André poursuit la même quête : créer des pièces que l'on garde toute sa vie, où le mouvement et la matière dialoguent en permanence. 

 

Reuben Attia